II

IL n’y eut pas de nouveau message ce jour-là et Joe Fernwright se traîna vers son « chez soi ».

Le « chez soi » se résumait à une pièce d’un des niveaux enfouis sous un immense immeuble résidentiel. Jadis, la compagnie « Paranoma-Express », de Cleveland-Banlieue, venait tous les six mois remplir sa « fenêtre » – un simulacre de fenêtre – d’une vision mouvante à trois dimensions recréant un paysage de Carmel en Californie. Mais sa mauvaise situation financière avait poussé Joe à abandonner sa position imaginaire, en haut d’une colline surplombant la mer et les immenses séquoias aux feuillages sanglants, pour se contenter – résigné – du rectangle de verre noir, inerte et vide qui lui faisait face maintenant. Et comme si ce n’était pas assez, il avait laissé expirer son abonnement à l’excitateur psychique, ce gadget encéphalique installé au fond d’un placard qui obligeait son cerveau à croire en la réalité du paysage de Carmel, dès qu’il avait passé la porte de son « appartement ».

L’illusion avait quitté son esprit comme elle avait fui sa fenêtre. Et maintenant, lorsqu’il rentrait « chez lui », il n’avait plus qu’à s’asseoir et à cultiver sa dépression en pensant aux aspects futiles de sa vie.

Autrefois, le musée d’Histoire des objets façonnés de Cleveland lui avait envoyé régulièrement du travail. Sa pointe à fusion avait fondu bien des fragments. L’une après l’autre, chaque céramique était redevenue entre ses mains une unité homogène, ainsi qu’il l’avait appris de son père. Mais c’en était maintenant fini ; toutes les céramiques que possédait le Musée étaient réparées.

Dans sa chambre solitaire, Joe Fernwright contemplait le vide autour de lui. Les riches possesseurs de poteries aussi précieuses que cassées s’étaient longtemps bousculés pour lui apporter les morceaux éparpillés ; et il en avait été fait selon leur désir. Joe avait guéri leurs poteries et ils étaient repartis. Rien ne demeurait après leur départ ; pas la moindre poterie pour embellir sa pièce et cacher la « fenêtre ». Un jour, alors qu’il était assis à la même place, il avait pris l’aiguille à fusion qui lui servait d’outil et s’était mis à ruminer : si j’appuie ce minuscule instrument contre ma poitrine, si je l’allume et me l’enfonce dans le cœur, il ne faudra pas une seconde pour que ma vie soit terminée. D’une certaine manière, c’est un objet très puissant. L’échec de ma vie qui occupe sans cesse ma pensée disparaîtrait. Pourquoi pas ?

Mais il y avait l’étrange message reçu par le courrier. Comment le ou les expéditeurs avaient-ils bien pu entendre parler de lui ? Pour provoquer les commandes, il faisait passer une petite annonce perpétuelle dans le Mensuel de la céramique… Et par elle, le maigre ruisselet du travail avait continué de couler bon an mal an. De couler jusqu’à la sécheresse actuelle. Mais rien n’avait jamais ressemblé à cela ; à ce message mystérieux.

Il décrocha le téléphone, fit un numéro, et quelques secondes plus tard le visage de Kate, son ex femme apparut sur l’écran ; blonde et anguleuse, elle l’observa d’un air hostile.

« Hello », dit-il d’une voix qui se voulait amicale.

« Où est le chèque de ma pension alimentaire ? » répondit-elle.

« Je suis sur un gros coup et je pourrai bientôt rattraper tout mon retard, si… »

« Si quoi ? » l’interrompit Kate. « Encore une de tes idées délicates sorties des profondeurs de l’endroit que tu appelles ta cervelle ? »

« Je voudrais te lire une lettre que j’ai reçue pour voir si tu peux en tirer plus que moi. » Bien qu’il la détestât pour cette raison parmi bien d’autres, son ex-femme avait l’esprit rapide. C’est pourquoi, un an après son divorce, il recherchait encore l’appui de son jugement assuré. Il avait pensé : Bizarre comme l’on peut détester une personne, ne plus jamais vouloir la rencontrer, et pourtant mendier son avis. C’est complètement irrationnel ; ou alors idéalement rationnel au point de s’élever au-dessus de la haine…

Mais n’était-ce pas la haine qui défiait la logique ? Car après tout, Kate ne lui avait jamais rien fait – sauf de le pousser à la conscience exacerbée, taraudante et perpétuelle de son incapacité à gagner de l’argent. Elle lui avait appris à se détester, puis, sûre de sa victoire, l’avait laissé tomber.

Il continuait pourtant à l’appeler pour lui demander conseil.

Joe lut le message.

« De toute évidence, c’est illégal », n’hésita pas Kate. « Mais tu sais bien que tes histoires de travail ne m’intéressent pas. Tu te débrouilleras tout seul ou avec la personne qui partage ton lit pour le moment, probablement une petite minette de dix-huit ans qui ne connaît rien à la vie et ne peut avoir la maturité d’une femme plus âgée. »

« Qu’entends-tu par “illégal” ? demanda Joe. Quel genre de poterie est illégal ? »

« Et les objets pornographiques ? Ceux que les Chinois produisaient pendant la guerre ? »

« Mon Dieu », fit-il ; il n’y avait pas pensé. Il fallait être Kate pour se rappeler de ceux-là ! Elle avait regardé avec une fascination lubrique les rares qui étaient passés entre ses mains.

« Appelle la police », fit Kate.

« Mais… »

« Tu as quelque chose d’autre à me dire ? » coupa-t-elle. « Maintenant que tu as définitivement interrompu mon dîner, ainsi que celui de ceux qui m’accompagnent ? »

« Je peux venir ? » fit Joe ; la solitude l’emplissait et donnait à sa question l’incertitude tremblante que Kate avait toujours su repérer en lui : la peur de la voir se rétracter dans son fortin implacable, la forteresse de son esprit et de son corps dont elle ne sortait que pour infliger une ou deux blessures pour y redisparaître bientôt, laissant à la porte un masque inexpressif destiné à l’accueillir. Derrière cette protection elle pouvait tout à son aise se servir des problèmes de Joe pour lui faire mal.

« Non », dit Kate.

« Pourquoi ? »

« Parce que tu n’as rien à offrir à personne, que ce soit une parole, une discussion, une idée. Comme tu l’as dit trop souvent, ton talent est dans tes mains. À moins que tu n’aies l’intention de venir chez moi casser un de mes beaux vases bleus pour pouvoir le réparer ? Ou plutôt le “guérir” d’une incantation magique destinée à faire se tordre de rire l’assistance tout entière. »

Joe rétorqua : « Je sais parler en société. »

« Donne-moi un exemple. »

« Quoi ? » fit-il en fixant, hébété, le visage de sa femme sur l’écran.

« Sors-moi une pensée profonde. »

« Tout de suite ? »

Kate approuva de la tête.

« La musique de Beethoven est fermement intriquée à la réalité. C’est ce qui le rend unique. D’un autre côté, si Mozart était un génie… »

« Écrase », lança Kate avant de raccrocher ; l’écran était vide.

Je n’aurais jamais dû lui demander de me recevoir, reconnaît Joe qui sentait le désespoir monter en lui. Je lui ai ouvert une faille, une porte dans ma cuirasse psychique, et elle s’y est engouffrée comme un oiseau de proie. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi me suis-je laissé aller ? Il se leva et commença à arpenter lourdement sa chambre ; ses mouvements devinrent de plus en plus erratiques jusqu’à ce qu’il s’arrête enfin et reste immobile à penser. Il faut que j’arrive à me préoccuper de ce qui est vraiment important, réfléchit-il. Et ce qui est important, ce n’est pas qu’elle ait raccroché ou qu’elle m’ait agressé, mais plutôt si le message de ce matin a un sens. Elle a probablement raison, ce doit être des poteries pornographiques. Il est illégal de les restaurer ; alors ma chance m’est encore passée sous le nez.

J’aurais dû comprendre tout de suite. C’est bien la différence qui existe entre Kate et moi. Elle devine immédiatement. J’aurais probablement dû attendre de finir mon travail, je n’aurais réalisé la vérité qu’après avoir replacé le dernier morceau. Je ne suis qu’un pauvre imbécile. Je ne tiens pas la comparaison avec elle. Ou avec le reste du monde.

« Le total arithmétique éjacula en un flot laiteux », pensa-t-il sauvagement. C’est ma meilleure. Je suis au moins bon au Jeu. Et alors ? Et alors ?

Il pensa : Monsieur Travail aidez-moi. Le moment est venu. C’est pour ce soir.

Il passa rapidement dans la minuscule salle de bains rattachée à sa chambre, agrippa le couvercle de la chasse d’eau, pour s’emparer du sac de pièces qui pendait là. Il ricana intérieurement, personne n’irait penser à regarder à cet endroit.

Dans l’eau dormante flottait un petit container en plastique. C’est la première fois qu’il le voyait.

Stupéfait, il le sortit de l’eau et vit à l’intérieur un rouleau de papier bien serré, ce qui ne fit qu’ajouter à sa confusion. Un message, qui flotte dans la cuvette des cabinets comme une bouteille lancée à la mer. C’est pas possible, il se sentait pris de fou rire. C’est vraiment impossible. Mais il ne rit pas, car il sentait la marque de la peur. D’une peur à la frontière de la terreur. Ça doit être un autre message, se dit-il à lui-même. Semblable à celui du courrier. Mais personne ne communique de cette manière ; ce n’est pas humain.

Il déboulonna le couvercle du récipient et sortit le rouleau de papier. Oui, il y a quelque chose d’écrit dessus ; il avait raison. Il lut plusieurs fois le message :

 

JE VOUS PAIERAI TRENTE-CINQ MILLE CRUMBLES.

 

Putain de Dieu, qu’est-ce que c’est qu’un « crumble » ? Et à l’écho de cette question, la terreur se transformait en panique. Joe se sentait mourir de sous-alimentation. C’était la réponse somatique ; son corps comme son esprit essayaient de s’adapter.

Il retourna à la pièce principale, prit le téléphone et appela le dictionnaire perpétuel.

« Qu’est-ce qu’un “crumble” ? » demanda-t-il au robot-moniteur.

« Une substance qui se désagrège », fut la réponse de l’ordinateur. « En d’autres termes, de fins débris, des miettes, des particules. Terme introduit dans la langue anglaise en 1577. »

« En d’autres langues ? » demanda Joe.

« En anglais moyen : kremelen. Ancien anglais : gecrymian. Au milieu de l’âge gothique… »

« Et les langues extra-terrestres ? »

« Dans la langue urdienne de Betelgeuse VII, “crumble” veut dire une petite ouverture de nature temporaire : une cale qui… »

« Ce n’est pas ça », fit Joe.

« Sur Rigel II, cela veut dire une forme de vie inférieure qui se déplace… »

« Ce n’est pas ça non plus. »

« Dans la langue plabkienne de Sirius V le “crumble” est une unité monétaire. »

« C’est ça », dit Joe. « Dites-moi donc combien valent trente-cinq mille crumbles en monnaie terrienne ? »

Le dictionnaire-robot répondit : « Je regrette, monsieur, mais vous devrez consulter les renseignements bancaires. Veuillez consulter votre annuaire, vous en trouverez le numéro. »

Il raccrocha, et l’écran s’éteignit.

Joe chercha le numéro et appela la banque.

« Nous sommes fermés la nuit, monsieur », l’informa le robot de service.

« Dans le monde entier ? » fit Joe, étonné.

« Partout. »

« Combien de temps dois-je attendre ? »

« Quatre heures. »

« Ma vie, mon avenir tout entier… » Mais il parlait à une ligne morte. Le service de renseignements de la banque avait rompu le contact.

Il ne me reste plus qu’une chose à faire, décida Joe, me coucher et dormir quatre heures. Il n’avait qu’à mettre le réveil à onze heures.

L’action d’une touche fit sortir le lit du mur dans un glissement. Il remplissait maintenant toute la pièce. Encore quatre heures à attendre, se dit-il en réglant l’horloge insérée dans le lit. Il s’étendit et essaya de trouver une position confortable sur le lit-spartiate. Il tâtonna au-dessus de lui pour trouver la manette qui induisait un sommeil immédiat et puissant, du type le plus profond.

Une sonnerie retentit.

Saloperie de circuit à rêves, s’insurgea-t-il en lui-même. Suis-je obligé de l’utiliser à une heure si précoce ? Il sauta du lit, ouvrit l’armoire derrière lui et sortit le mode d’emploi. Oui, rêver était requis par la loi à chaque utilisation du lit… sauf, bien sûr, s’il enclenchait la touche « sexualité ». Je n’ai qu’à faire ça, se dit-il. Je vais lui dire que je me consacre à la connaissance, au sens biblique du terme, d’une personne du sexe féminin.

Il se recoucha et rabaissa la manette « sommeil ».

« Vous pesez soixante-dix kilos », lui annonça le lit. « Et il y a exactement ce poids étendu sur moi. Vous ne copulez donc pas. » Le mécanisme annula sa manœuvre et le lit commença à s’échauffer ; les bobines chauffantes luisaient d’une lueur rougeâtre sous Joe.

Impossible de discuter avec un lit en colère. Il se résigna alors à brancher le circuit de rêves et ferma les yeux.

Le sommeil vint aussitôt ; comme toujours : le mécanisme était parfait. Et avec lui vint le rêve. Celui que tous les dormeurs, étendus autour du monde, faisaient en même temps. Le rêve s’enclencha.

Un rêve pour tous. Mais, Dieu merci, un différent chaque soir.

« Bonjour à tous », fit la voix illusoire, pleine d’entrain. « Le rêve de ce soir a été écrit par Reg Baker et il s’intitule : Gravé dans nos mémoires. Souvenez-vous, les amis, vous pouvez gagner le gros prix en argent liquide, en envoyant vos propositions de rêves ! Si votre rêve est choisi, vous recevez un bon pour un voyage, tous frais payés, en dehors de la Terre – dans la direction de votre choix ! »

Le rêve commença.

Joe se tenait devant le Conseil fiduciaire suprême, tremblant de tous ses membres. Le secrétaire du CFS lui lut une note préparée à l’avance. « Monsieur Fernwright », déclara-t-il d’une voix solennelle, « vous avez créé dans votre atelier de gravure les plaques à partir desquelles les nouveaux billets seront imprimés. Votre projet a gagné, malgré la concurrence de plus de cent mille participants, malgré des envois d’une ingéniosité fantastique. Félicitations, monsieur Fernwright. » Le secrétaire lui souriait, l’expression paternelle, et il l’associait dans son esprit avec le Padre dont il utilisait quelquefois les services.

« Je suis touché et honoré », répondit Joe, « par cette récompense, et je sais que j’ai donné mon écot à l’entreprise de restauration de la stabilité monétaire mondiale. Il m’importe peu que mon visage apparaisse sur la nouvelle monnaie aux brillantes couleurs, mais puisqu’il en a été décidé ainsi, laissez-moi vous exprimer mon plaisir devant cet honneur. »

« Votre signature seulement, monsieur Femwright », lui rappela doucement le secrétaire, comme un père avisé. « Votre signature, et non votre visage, sera imprimée sur les billets. Où avez-vous pris l’idée qu’il y aurait aussi votre apparence ? »

« Vous m’avez mal compris », répondit Joe. « Si mon visage n’apparaît pas sur la nouvelle monnaie, je retirerai mon projet, et toute la structure économique de la Terre s’écroulera. Vous devrez continuer à utiliser l’ancienne monnaie inflationniste qui est déjà bonne à jeter à la première occasion. »

Le secrétaire réfléchit : « Vous feriez vraiment cela ? »

« Vous m’avez parfaitement entendu », dit Joe d’une voix tonnante dans son rêve, dans leur rêve. Au même moment, il y avait bien un milliard de personnes sur Terre qui retiraient leur maquette comme lui. Mais cela, il ne le savait pas et une seule pensée occupait son esprit : sans lui, le système, leur société collective tout entière allait partir en morceaux. « Pour ce qui concerne ma signature, je suivrai l’exemple de ce grand héros du passé, Che Guevara, cet homme noble qui est mort pour les siens. En souvenir de Che, je n’écrirai que “Joe” sur les billets. Mais mon visage doit être imprimé en polychromie. Je veux au moins trois couleurs. »

Le secrétaire répondit : « Vos conditions sont dures, monsieur Fernwright, et vous êtes un homme décidé. En vérité, vous me rappelez le Che, et les millions de personnes qui nous regardent à la TV en ce moment partageront ma pensée. Un banc pour Joe Fernwright et Che Guevara indissolublement réunis ! » Le secrétaire écarta le discours qu’il avait préparé et se mit à applaudir. « Allez-y, braves gens, faites-lui savoir que vous êtes là, avec lui ; c’est un héros de l’État, un homme nouveau, à la volonté inflexible, qui a passé des années à travailler pour… »

La sonnerie éveilla brusquement Joe.

« Mon Dieu » ; il se redressa dans son lit, l’esprit embrumé, « De quoi est-ce que cela parlait ? D’argent ? » Déjà le rêve se dispersait dans sa tête. « J’ai fabriqué l’argent », dit-il à voix haute, les yeux tout clignotants. « Ou alors je l’ai imprimé. » Mais quelle importance ? Ce n’était qu’un rêve, un cadeau donné nuit après nuit par l’État pour compenser le réel. C’était presque pire que d’être éveillé. « Non ! décida-t-il, rien n’est pire que l’état de veille. »

Il prit le téléphone et appela la banque.

« La Banque populaire interplanètes du blé et du maïs à l’appareil. »

« Combien valent 35 000 crumbles dans notre monnaie ? » demanda Joe.

« Les crumbles de Sirius V ? »

« C’est ça. »

Il y eut un silence momentané, puis le service bancaire répondit : « 200 000 000 (44 zéros) dollars. »

« Vous en êtes sûr ? »

« Pourquoi vous mentirais-je ? » dit la voix artificielle. « Je ne sais même pas qui vous êtes. »

« Y a-t-il d’autres crumbles ? » demanda Joe. « Ou plus exactement d’autres unités monétaires portant ce nom dans n’importe quelle autre enclave, civilisation, tribu, culte, ou société de l’Univers connu ? »

« Il y eut un crumble plusieurs milliers d’années avant notre ère dans le… »

« Non. Je parle du crumble encore en usage. Merci, bonsoir. »

Joe raccrocha, ses oreilles tintaient ; c’était comme s’il s’était égaré dans un auditorium titanesque résonnant du son d’immenses et terrifiantes cloches. Il avait maintenant l’impression de comprendre ce que les gens voulaient dire en parlant d’expérience mystique.

La porte de son appartement s’ouvrit et deux policiers du Service de quiétude civile entrèrent. Leurs yeux glacés inspectaient intensément les moindres détails de la pièce.

« Hymes et Perkin du S.Q.C. », lança l’un d’eux en sortant sa plaque d’identification pour la remettre aussitôt dans sa poche ! « Vous êtes un guérisseur de poteries, monsieur Fernwright, n’est-ce pas ? Et vous touchez aussi la pension d’ancien combattant ; c’est ça ? » Mais il n’attendit pas la réponse et poursuivit lui-même sa question : « Oui, c’est ça. D’après vous, à combien se monte votre allocation journalière, si l’on y ajoute l’argent reçu pour votre prétendu travail ? »

Le second S.Q.C. ouvrit la porte de la salle de bains. « J’ai trouvé quelque chose d’intéressant. Le couvercle de la chasse d’eau est enlevé. Il cache un sac de pièces métalliques là-dedans ; à peu près 80. Vous êtes un homme bien frugal, monsieur Fernwright. » Il revint dans la pièce principale : « Depuis combien de temps… »

« Deux ans », répondit Joe. « Et je suis en règle avec la loi ; j’ai vérifié avec monsieur Droit avant de commencer à économiser. »

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire de 35 000 crumbles plabkiens ? »

Joe hésita.

Ce qu’il ressentait n’était pas un phénomène inhabituel, son attitude envers les gens du S.Q.C. était même commune. Ils avaient des vêtements tellement bien repassés, au tissu brun et gris tellement raffiné. Chacun portait une malette. Ils ressemblaient à des cadres supérieurs terriblement efficients – responsables et prospères, capables de prendre des décisions, rien à voir avec des bureaucrates tout justes bons à recevoir des ordres et à les appliquer comme des quasi-robots… Pourtant, sans que Joe puisse y trouver de raison particulière, une qualité inhumaine suintait d’eux. Brusquement, il comprit. Personne ne pourrait imaginer un de ces gens en train de garder une porte ouverte pour une femme ; c’était ça ; cela expliquait son sentiment. Ce petit exemple rassemblait les éléments d’une métaphore rigoureuse de l’essence menaçante du S.Q.C. Ne jamais tenir une porte, ne jamais enlever son chapeau dans un ascenseur. Les lois ordinaires de la charité ne s’appliquaient pas à eux et ils n’en tenaient aucun compte. Pas une fois. Mais ils étaient tellement bien rasés, tellement propres.

Étrange comme cette image me donne enfin l’impression de les comprendre. Et c’est bien fini, même sous cette forme symbolique, ma compréhension ne me quittera plus.

« J’ai reçu un message », dit Joe. « Je vais vous le montrer. » Il leur tendit le papier qu’il avait trouvé dans le récipient en plastique, à flotter sur l’eau de ses toilettes.

« Qui a écrit ça ? » demanda un des policiers.

« Dieu seul le sait. »

« C’est une plaisanterie ? »

Joe répondit : « Est-ce que vous parlez du message, ou faites-vous allusion à ma réponse qui pourrait donner à penser… » Il se tut brusquement, car un des S.Q.C. sortait un récepteur télépathique destiné à capter et enregistrer ses pensées pour les mettre à la disposition de la police. Il ajouta seulement : « Vous verrez que je dis la vérité. »

Comme une baguette de sourcier, l’antenne oscilla longtemps près de sa tête. Le silence était complet. Puis le S.Q.C. remit l’appareil dans sa poche et introduisit un minuscule écouteur dans son oreille, avant de repasser l’enregistrement des pensées de Joe qu’il écouta avec attention.

« C’est vrai », dit le S.Q.C. en arrêtant la bande qui se trouvait bien sûr dans sa malette. « Il ne sait rien du message, de son but ou de son expéditeur. Désolé, monsieur Fernwright. Vous savez bien entendu que nous surveillons tous les appels téléphoniques. Le vôtre a attiré notre attention parce que la somme est gigantesque ; vous vous en rendez certainement compte. »

Le second policier ajouta : « Tenez-nous au courant des développements de l’affaire une fois par jour. » Il tendit à Joe une carte. « Le numéro à appeler est inscrit là-dessus. Vous n’avez pas à demander une personne particulière ; dites à votre correspondant ce qui se passe. »

L’autre reprit : « Il n’existe pas de travail légal qui puisse vous rapporter 35 000 crumbles plabkiens, monsieur Fernwright. C’est sûrement illégal. Nous travaillons sur cette hypothèse. »

« Il y a peut-être des monceaux de poteries détruites sur Sirius V », dit Joe.

« Quel humour », fit le S.Q.C. d’une voix aigre. Il fit un signe de la tête et les deux hommes sortirent de la chambre. La porte se referma derrière eux.

« C’est peut-être un seul vase gigantesque », leur cria Joe. « Une poterie aussi grosse qu’une planète. Recouverte de 50 émaux et… » Il s’arrêta là car les policiers ne pouvaient probablement plus l’entendre, mais continua à penser. Et ornementée de dessins antiques par le plus grand artiste plabkien de tous les temps. C’était la dernière de ses œuvres admirables encore intactes ; elle était adorée là-bas, comme une relique divine ; un tremblement de terre l’avait réduite en miettes. La civilisation plabkienne tout entière s’était effondrée sous le coup.

Hum, pensa-t-il en réfléchissant au sort des Plabkiens. À quel stade de développement en sont-ils ? Voilà une bonne question.

Il se dirigea vers le téléphone et composa le numéro de l’encyclopédie.

« Bonjour », commença une voix robotique. « Quel renseignement désirez-vous, monsieur ou madame ? »

« Donnez-moi une brève description du développement social sur Sirius V. »

Avant qu’un dixième de seconde ne soit passé, l’organe artificiel répondit : « C’est une vieille société qui a connu des jours meilleurs. En ce moment, l’espèce dominante se compose d’une entité appelée un Glimmung. Cet Être immense, à la consistance d’ombre, n’est pas natif de la planète, mais s’est installé là-bas il y a plusieurs siècles, chassant les espèces les plus faibles telles que les Wubs, les Werjes, les Klakes, les Trobes et les Imprimeurs ; résidus d’une époque glorieuse laissés là par la mort de la race maîtresse, les grands anciens qu’on appelait les Êtres-Brouillards. »

« Est-ce que Glimmung, le Glimmung, est tout-puissant ? » demanda Joe.

La voix de l’encyclopédie continua : « Son pouvoir est sérieusement limité par un livre étrange, à l’existence problématique, dans lequel la légende veut que tout ce qui a été, est et sera, trouve à s’inscrire. »

« D’où provient ce livre ? » interrogea Joe. « Vous avez utilisé votre quote-part d’information », dit la voix. Et un cliquetis signala que la communication était interrompue.

Joe attendit exactement trois minutes avant de rappeler.

« Bonjour. Quel renseignement désirez-vous, monsieur ou madame ? »

« Le livre de Sirius V, dont on dit qu’il révèle tout ce… »

« Ah, encore vous. Eh bien, votre petit tour ne marche plus ; nous conservons maintenant l’empreinte sonore des voix. » Il raccrocha.

C’est vrai. Je me rappelle qu’ils l’avaient écrit dans le journal. Cela coûtait trop cher au gouvernement de laisser faire les profiteurs comme moi. Quelle idiotie ; vingt-quatre heures devaient passer avant qu’il puisse se procurer de nouvelles informations gratuites. Les cabines encyclopédiques privées lui étaient bien sûr ouvertes, les services de monsieur Encyclopédie. Mais cela lui coûterait bien tout le contenu de son sac en amiante. Le gouvernement avait pris toutes les précautions lorsqu’il avait autorisé les entreprises concurrentes de l’État, comme monsieur Loi et monsieur Travail.

Je me suis fait avoir, comme d’habitude, constata Joe Fernwright et il continua à dérouler le fil de ses pensées maussades : Notre société est la forme parfaite de gouvernement. Tout le monde se fait avoir un jour ou l’autre.

Le guérisseur de cathédrales
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